Je profite du chapitre et de ses débats pour revenir (looooguemeeeent) sur quelques points du récit justement. Bienvenue à Longring Longland !
Reprise et non répétition
On l'a dit et redit: Oda joue des codes, des clichés, et son art narratif n'est pas dans l'invention de nouveaux schémas mais dans la reprise et l'aménagement de schémas connus du lecteur. Le jeu entre reconnaissance et surprise, chez le lecteur, fait son succès je pense. En plus de l'inventivité monstre pour ce qui concerne les détails, la richesse qui environne la conduite du récit.
Mais ici, ce qui se dessine, c'est bien un passage vers de la reprise de ses propres schémas narratifs en effet. Mais au lieu d'y voir une faute, une faiblesse, j'y vois plutôt les prémisses d'un nouveau temps du récit, et le lieu choisi pour cela, pour ce passage, l'île des hommes-poissons, semble symboliquement assez parlant. Oda est bien en train de nous refaire différents trucs déjà faits. Mais deux choses en font le prix: le fait qu'il y ait un brassage, à mon avis signifiant de plusieurs schémas et lieux antérieurs du récit d'une part, la perspective de reprise (mouvement vers l'avant) et non de répétition (mouvement vers l'arrière) qui se dessine d'autre part. Ce n'est pas un schéma éculé , qu'on verrait partout que nous ressortirait Oda (ça, à mon avis, c'est très erroné), mais des indices qui suscitent une forme de reconnaissance chez le lecteur, reconnaissance qui peut elle engendrer, expectitative, enthousiasme ou scepticisme, selon le regard qu'on a sur One Piece, les attentes qu'on peut adresser à l'oeuvre.
Comique de répétition
Ceci posé, avant de revenir sur ces lieux narratifs reconnus, on peut déjà réévaluer ce qui a fait débat la semaine dernière: les saignements de Sanji. Ca, et d'autres phénomènes comiques dans One Piece, viennent ponctuer le récit. La particularité de celui-ci est d'avoir été à la fois longuement préparé pour le lecteur, de revêtir en très peu de temps le statut de running gag (y compris cette semaine: le coup des donneurs okamas "file" ce comique), et de se permettre de faire dynamiser l'action de manière ponctuelle pour la faire progresser quand les enjeux majeurs qui la feront plus tard avancer se dessine encore. Running gag, c'est en français le comique de répétition. Et Oda est là, avec ce gag, insistant, certains le trouvant lourd. On ne peut nier cette insistance en effet, et justement, on peut aussi la questionner: ça se répète. Et se répète.
Et si le détail micro-narratif, qui en plus influe de manière nouvelle dans le récit nous indiquait que le récit se prépare justement à se construire, au niveau macro-structurel, autour du phénomène de la répétition? En narratologie, c'est commun, signe de talent, de voir la figure de style illustrer et annoncer un principe narratif d'ensemble. Et là, en fin de compte, le comique de répétition autour du saignement du Sanji, en plus de son traitement autonome (préparation, crescendo, climax, cadre propice avec les sirènes...), me semble pouvoir aussi être lu comme ça.
Un carrefour
Les schémas narratifs qui se répètent là sont à mon avis plutôt nombreux qu'absents. On peut en tricoter de nombreux. La descente évoque la montée sur skypeia, Shabaody et ses forces militaires Logue Town, le passage sous RedLine celui par-dessus avec Reverse Mountain, sans parler des hommes-poissons et du passif Arlong Park. On est nécessairement dans un lieu qui doit nous susciter la comparaison, et Oda sait qu'il ne peut y échapper. J'ai le sentiment que, comme toujours avec lui, quand il y a une évidence, il s'en saisit au lieu de la fuir, et la travaille pour la renouveler et en nourrir grassement son récit. Le Kraken rappelle Laboon par exemple, et si on veut aller plus loin, Smoker s'est trouvé une sorte de double à Shabaody avec Sentoumaru.
Avec l'arrivée de Big Mam sur cette île, on peut même envisager une reprise plus nette de l'arrivée sur GrandLine servant se fondement à l'arrivée dans le Nouveau Monde. On l'avait imaginé il y a longtemps, mais là, on aurait comme une transposition de la découverte du premier Corsaire "antagoniste" vers la découverte du premier Empereur "antagoniste". Cette première partie de l'île des hommes poissons pouvant apparaître comme un Whiskey Peak bis, en attendant de retrouver des échos des autres étapes de ce premier temps de GrandLine avec Baroque Works (le géant marin?). Mais ce qu'on présent aussi, c'est que ça ne va pas être linéaire. Ca vient d'être discuté, mais Luffy en destructeur de nation, c'est un renversement (ou pas?) du schéma attendu d'Alabasta. On se doute que l'intrigue des hommes-poissons va se ramifier, et qu'on ne va pas rapidement quitter l'île (à l'inverse de Whikey Peak). On a d'autres adversaires déjà présentés, à côté d'un personnel lié à Big Mam, personnel qui n'est lui pas encore apparu (différence avec Baroque Works). Big Mam est attendue plutôt en adjuvant qu'en opposant (par différence avec Kaidou, et grâce à Lola), et on ne risque pas vraiment de la voir sur l'île, mais bien plus tard (et si pourtant?...). Etc.
Bref, L'île des hommes poissons semble être un carrefour obligé au niveau de l'histoire (les pirates doivent y passer) dont Oda fait un carrefour qui va devenir de plus en plus monstre à mon avis au niveau du récit. On va y reconnaître de nombreux chemins déjà parcourus, et en même temps ces chemins vont sembler différents, réaménagés. J'attends le développement de cet arc avec jubilation, car justement il me paraît lancé sur des bases d'une grande richesse dans les jeux référentiels qu'il tisse!
Aspect matriciel
Ca me ramène à une de mes marottes: la dimension matricielle du récit. La partie dite Romance Dawn (EastBlue) constitue une matrice pour l'ensemble du récit. On la considère souvent comme linéaire et peu riche, ce qu'elle paraît évidemment, mais elle pose tout un ensemble de base, de thématiques, que le reste du récit, et GrandLine dans son ensemble reprend et retricote sans cesse. Les différents adversaires affrontés et leurs techniques en sont la base: marine, utilisateur de fruit du démon avec Baggy, techniques particulières du corps et "psy" avec Crow et Jango, ruse et armes pour Kriek, alter-humanité pour Arlong. Mais les schémas narratifs aussi sont là: équipage scindé, fausse trahison, sauvetage d'une vie aliénée (Nami/Robin). Sans parler des thèmes (liberté et choix, question de la mémoire, etc.)
Je me demande du coup si ce bain de reprise qui semble se dessiner là ne se veut pas une nécessaire digestion, ou plutôt gestation des états antérieurs d'un récit à présent gigantesque. Comme s'il fallait rappeler, à travers ce carrefour, les fondement de la matrice du récit, afin de pouvoir à nouveau varier autour de ce qui fait l'identité de cette histoire, et ainsi la faire progresser avec cohérence. Là encore, le passage dans les profondeurs du monde, univers liquide qui plus est, me semble hyper fort symboliquement. Surtout si l'on se rappelle toute nos discussions sur le motif orphique de la descente aux enfers avec Impel Down, le tissage du thème de la renaissance du héros, à Marine Ford, avec certains détails anodins renforçant ce point du récit (fruit de Marco par exemple). On est comme dans un bain amniotique, dans un giron, un ventre, une matrice, et la sortie de l'île des hommes-poissons pourra peut-être être vue comme un accouchement, un renouveau, non seulement pour ses protagonistes (je reviens pas sur tout ce qui a été dit sur la révolution de l'île en marche à travers la prédiction de sa destruction par Luffy) mais aussi pour le récit lui-même. Et là, on entame la gestation.
Autres thèmes de fond et leurs aménagements
- le thème du destin: outre ce thème de la renaissance, on peut déjà, avec le coup de la prédiction, voir émerger un thème central de l'oeuvre: le destin. Depuis Barbe Noire et Marine Ford, tout cet arc port Thriller Bark, on est en plein dedans. Et voilà qu'Oda en remet une couche avec un des grands classiques du genre: la prédiction. Oda continuer de travailler son thème, avec un nouveau motif pour l'alimenter, mais il le déplace tout en tapant fort (destruction d'un monde) pour que ça file sans répéter mais sans paraître trop faible non plus tous les développements autour des Grands du Monde de One Piece: Ace, Barbe Blanche, Barbe Noire et Luffy. Par ailleurs, ce prolongement est plutôt habile d'un point de vue de registre. On sort d'un grand moment tragique de One Piece, avec un dénouement dont on a signalé le caractère exceptionnel. La prédiction fatale est aussi du registre du tragique, par nature, et on a comme un écho de ce tragique, atténué (on sait que le dénouement, destruction ou pas, sera positif pour cet arc). Sinon, pour Luffy destructeur, dans la mesure ou Van der Decken a un chapeau qui ressemble à celui de Luffy et un mobile certain pour mettre le boxon, ben Madame Shirley s'est peut-être lourdement plantée sur l'objet de sa prédiction. Un quiproquo pour dynamiser l'action et dénouer le tragique à la fois? Et se jouer de la variation présentée par la voyance autour du thème du destin?
- le split d'équipage: ce n'est pas nouveau, et Oda commence souvent ses arcs comme cela, en mettant de côté certains personnages pour dynamiser l'aventure. C'est le cas depuis de début presque, avec Kriek et Arlong Park, mais aussi sur Whikey Peak d'une certaine manière (Zorro seul en piste), Little Garden, Drum, Jaya, Skypeia, Water Seven, Thriller Bark, etc. Là, ca paraît frappant pour trois raisons à mon avis: l'équipage a à peine été rassemblé que déjà il se sépare, on n'a pas de nouvelles en parallèle des autres membres et l'équipage étant devenu conséquent, dès qu'on se focalise sur un petit groupe, ça fait beaucoup d'absents (de minoritaires, ils deviennent majoritaires). Construire un groupe restreint pour faire avancer le récit, c'est une nécessité pour le dynamiser. Là, en ne donnant pas de nouvelles des autres, Oda joue du mystère de leur devenir pour créer une tension. D'autant qu'on se doute que quelque chose nous guette du côté de Nami avec l'environnement des hommes-poissons. Je me demande comment Oda gérera cette question de l'équipage dans les prochains arcs!
- les tenancières de bars: On un motif avec variation assez fort là je trouve: Madame Shirley et son café m'évoque à la fois Shakey à Shabaody et Miss DoubleFinger à Alabasta, sans oublier la figure initiale (matricielle?) de Makino. Ces femmes tiennent les lieux de discussions, et sont toutes dans le savoir: double identité, témoin de l'enfance, connaissance de l'avenir et savoir sur la précédente ère de la piraterie. Encore du détail, mais du détail qui m'interpelle...
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