Sanpei Shirato Voici l'un des piliers du manga de la vieille époque, l'un de ceux, au même titre qu'un certain Tezuka, a et continue d'inspirer des générations actuelles d'artistes, notamment grâce à l'une de ses oeuvres les plus connue, "Kamui-Den", La légende de Kamui, paraissant en cette fin d'année 2010 chez les éditions Kana, dans leur prestigieuse collection Sensei. Un manga vendu et présenté à raison comme oeuvre culte, et quelle oeuvre !
Pour en revenir à ce très, très grand mangaka qu'est Sanpei Shirato, l'homme naquit en 1932 à Tôkyô, déjà destiné à embrasser une carrière artistique grâce à son père, Tôki Okamoto, peintre et l‘un des leaders du mouvement pour l‘art prolétaire. Il a donc grandi durant une période trouble du Japon, sous l’occupation américaine d’après guerre.
Grâce à une telle influence artistique, il commença sa carrière en tant qu’artiste de Kamishibai , du théâtre de papier, une sorte de mélange entre spectacle de marionnettes et bande dessinées où l’artiste fait défiler des images contant une histoire derrière un cadre en bois. Peu à peu, la technologie et la télévision remplaçant ce type d’arts de rue, Sanpei Shirato finit par s’orienter et à trouver un véritable succès public et critique en tant que mangaka. d’abord assistant auprès de Kazuma Maki, il devint mangaka à part entière dès 1957 avec la sortie de "
Kogarashi Kenshi". En 1959, c’est le début de la consécration pour l’artiste grâce à une nouvelle série, "
Ninja bugei-chô Kagemaru-den". A cette époque là, l’image du ninja telle que l’on s’en fait à l’heure actuelle était très différente. Une aura de mystère et d’inconnu planait autour de ses personnages étant assimilés comme des sortes de magiciens ou de sorciers vivant à l’écart des hommes. Sanpei Shirato ayant toujours méprisé la classe sociale d’autrefois des guerriers, choisit, plutôt que d’écrire une histoire de samurai, de s’intéresser à ses troubles de l’histoire du Japon. En tant que mangaka, il fut l’un des artistes à changer l’image du ninja dans l’esprit de l’opinion publique dès les années 50, leur donnant une image qui nous est plus familière, celle d’assassins et d’espions souvent cachés dans les coulisses du pouvoir et de l’Histoire.
Enfin, en 1964, vint enfin l’oeuvre de sa carrière, Kamui-den, publié dans le magasine Garo jusqu’en 1971. En un demi-siècle, sa série aujourd’hui légendaire connue deux suites écrites et dessinées par ses soins, "Kamui-gaiden" et "Kamui-den Dai 2 Bu", toujours en cours de publication.
Le style de Sanpei Shirato est surtout connu pour proposer des récits d’une authenticité et d’un réalisme incroyable, reprenant des périodes tourmentées de l’histoire du Japon afin de dénoncer la discrimination, l’oppression, la corruption et l’escalade de la haine envers l’autre qu’entraîne de tels phénomènes. Ce ne sont pas des oeuvres qui réinventent l’histoire mais qui nous la décrivent sans pudeur et avec une violence et un souci du détail ahurissant.
Il est intéressant de noter aussi que deux des mangaka s’inspirant ouvertement du Maître ne sont autre que Katsuhiro Otomo ("
Akira", "
Steamboy") et Masashi Kishimoto ("
Naruto").
Kamui-den suit le même schéma, un appel à l’indignation face à l’oppression des classes sociales les plus misérables, un appel au soulèvement et à la révolution.
« Si jamais on ne tenait pas compte de vos justes réclamations, propres à tout être humain, et que vous vous retrouviez écraser par le désespoir, à quel point seriez-vous indigné et malheureux ? Aujourd’hui, la société des hommes a grandement évolué et chaque être humain est censé mener une vie heureuse. La réalité est cependant tout autre. J’ai voulu mettre en relief dans ce récit l’existence des hommes qui, durant la trentaine d’années de l’histoire du Japon s’étalant de la fin de l’ère Kan’ei (1624-1644) au début de l’ère Kanbun (1661-1673), tentaient de faire quelques pas en avant à la recherche d’une vie un peu plus heureuse. Seigneurs, sabreurs, ninjas, commerçants, érudits, paysans, mais aussi divers personnages opprimés et rejetés au ban de la société vont apparaître au fil des pages. Je voudrais montrer comment toutes ces personnes ont mené une existence totalement différente de celle qu’elles auraient souhaité. Plus particulièrement, c’est en observant le système de classification des individus, qui n’est autre que le résultat d’une politique de discrimination mise en place par le pouvoir, que va apparaître la véritable nature de la société féodale des Tokugawa, société fondée dans des contradictions absurdes, et au sein de laquelle se déroule ce récit. Victimes de ce système, Yasuke et ses camarades ont des conditions de vie encore plus humiliantes que celles des paysans, et c’est ce qui fait d’eux des personnages significatifs de cette histoire. »
Sanpei Shirato. KAMUI-DEN
Présentation :Donc, Kamui-den est ce gros pavé disponible dans toute bonne librairie, publié chez Kana dans la collection Sensei. Un manga référence, oui, mais un manga ici peu abordable au vu du format proposé par l’éditeur. La série devant compter à l’issue de sa publication un total de quatre tomes compte un nombre hallucinant de près de 1500 pages à une dizaine de pages près. Un support rendant une lecture inconfortable et difficile à protéger de l’usure du temps. Ce premier volume présente au total les seize premiers chapitres de la série, chacun d’entre eux comprenant approximativement une centaine de pages.
Il y a de quoi lire donc ! Et évidemment, l’aspect le plus dérangeant d’un tel type de format, le prix... S’élevant ici à 29 euros... Un classique, cher, et au sujet assez difficile d’accès, pour, au final, un manga s’adressant avant tout à un public bien particulier.
"La Naissance", ou le choc que fut la lecture de ce premier chapitre :J’avoue que en achetant ce manga, je ne savais pas vraiment dans quoi je m’embarquais. Au vu de la couverture du premier tome et la courte description du manga en quatrième de couverture, je m’attendais à une vague histoire de samurai durant l’époque Edo. Je ne suis pas non plus un très grand connaisseur des mangas dits classique, mis à part quelques oeuvres trônant fièrement dans ma bibliothèque, comme le récent "
Sabu et Ichi" ou certaines oeuvres de Tezuka, pour citer les plus connus. J’ouvre donc ce livre en aveugle sans vraiment savoir à quoi m’attendre.
En réalité, bien plus qu’une banale histoire de samurai, Kamui-den s’approche bien plus d’un documentaire nous renseignant sur une époque où l’injustice sociale frappant ce temps est très souvent révoltant et vraiment insoutenable tant la situation du petit peuple reste d’une cruauté et d’une misère extrême. J’ai quelques lectures de manga à mon actif et jamais je n’ai autant reçu d’informations sur le mode de vie et la structure hiérarchique de la société japonaise rurale de jadis. Ce manga est une véritable mine culturelle.
Sur les nombreux mangas traitant de cette époque, alors que les artistes actuels se contentent de dessiner des cases nous faisant miroiter des samurai bourrés de classe et de puissance, Sanpei Shirato propose un autre angle d’attaque en plongeant littéralement dans cette même case et en observant ces personnages tous dotés du même visage autour de ce charismatique homme d’épée, tantôt l’admirant, tantôt le craignant. Qui sont ces personnages ? Ce ne sont autre que les classes sociales les plus opprimées et les plus pauvres d’un tel monde, méprisés des nobles et des guerriers. Sanpei Shirato nous offre ici à la fois une histoire de ces personnages sans aucun avenir que celui d’être asservi, tout en critiquant violemment une telle société et en cherchant à susciter une réaction de révolte et d’indignation chez le lecteur. Et au vu de certaines scènes d’une violence insupportable, le pari est réussi.
Kamui-den est un manga qui se lit d’une traite malgré l’épaisseur de la bête, d’une car c’est excellent et immersif, de deux car il y a très peu de dialogues, tout passant par les dessins expressifs et de longs passages narratifs où le mangaka s’invite dans sa propre oeuvre pour nous décrire le fonctionnement de cette société dans les moindres détails. Des différentes classes sociales au sein même de la classe paysanne, aux différentes techniques de chasses utilisées suivant la proie, en passant par la façon dont était payé les impôts, qui devait les payer, à qui, de quelle façon, ... Les domaines abordés sont incroyablement divers et complets, l’auteur s’impliquant énormément dans son oeuvre, n’hésitant pas à intervenir à chaque fin de chapitre pour commenter ou critiquer les événements qu’il dépeint ou signaler lorsqu’il choisit de s’éloigner délibérément d’un simple petit détail non conforme à la réalité afin de faciliter la lecture à son lecteur. Mais ces écarts restent rares et anodins comme un passage où il choisit de faire normalement parler des hommes en train de chasser, alors que la coutume voulait que les chasseurs utilisent un langage spécial en de tels moments.
Cette ambiance particulière et cette volonté de chercher à informer et à instruire le lecteur constitue véritablement le ciment de ce manga et qui en fait sa très grande qualité. Mais Sanpei Shirato ne s’arrête pas là et propose tout de même un semblant d’intrigue en nous faisant suivre l’histoire et le destin de trois enfants se débattant désespérément face aux contraintes d’une époque empêchant les hommes de rêver.
Un contexte historique dépeint au travers des yeux de quatre héros : L’histoire de Kamui-den nous permet donc de suivre en parallèle de la description de ce monde, trois jeunes enfants dont les chemins qu’ils arpentent s’entrecroiseront ici et là. Il faudra attendre néanmoins trois à quatre chapitres, soit 300 à 400 pages pour les voir véritablement apparaître et intervenir dans l’histoire.
- Kamui est l’un d’entre eux est fils de paria et donc lui-même paria. Les parias qualifiés de non-humains sont l’échelle sociale la plus basse et misérable que l’on peut comparer aux serfs du Moyen-âge. Des mesures extrêmes ont été prise par les classes élevées réduisant ses hommes à une condition de vie des plus déplorables. La séparation des classes les plus pauvres étant destinée à créer une forme de discrimination entre eux et le reste du peuple (paysans, domestiques,...), les nobles se servaient et entretenaient cette haine entre les classes sociales les plus pauvres afin de mieux les contrôler faire passer en douce de nouvelles mesures directives de plus en plus injustes, afin d’enrichir les riches et d’appauvrir les pauvres. Kamui déteste plus que tout la façon dont est traité et soumis son peuple. C’est un enfant sauvage voulant coûte que coûte devenir quelqu’un de fort afin que personne ne puisse lui marcher dessus.
- Shôsuke est un fils de domestique, une classe sociale en dessous de celle des paysans et juste au-dessus de celle des parias. Une haine mutuelle devrait donc lier ces deux communautés mais Shôsuke est un garçon intelligent et rêveur ne voulant pas reproduire le mépris auquel il doit faire face tous les jours de la part des classes supérieures. Il est désireux de s’instruire malgré l’interdiction empêchant les domestiques d’apprendre à lire et à écrire et souhaite plus tard, malgré sa condition, devenir un riche paysan et propriétaire terrien.
- Ryûnoshin enfin, le seul des trois a être issu d’une classe noble, est le fils d’une longue et prestigieuse lignée d’hommes servant de conseillers au Seigneur de la province où se déroule l’action. destiné à succéder à son père, il voue cependant une véritable vocation pour l’art du sabre. Hélas pour lui, son affection portée à l’égard d’une domestique sera le déclencheur de nombreuses tragédies.
- A ces trois personnages s’ajoutent aussi une histoire en parallèle, elle-même faisant écho à la société des hommes, celle d’un loup au pelage blanc, caractéristique qui lui vaudra d’être le vilain petit canard d’une portée de louveteaux et le forçant à apprendre à survivre seul dans une nature austère. Ces passages, toujours très informatifs sur le monde animalier et la nature en générale, seront propices à de très longs et excellents chapitres lui étant entièrement consacré et donc sans aucune bulle de dialogues, tout passant une nouvelle fois par les dessins et les quelques passages descriptifs de Sanpei Shirato.
Voilà, je pense avoir bien fait le tour de cette oeuvre incroyable et comme personne ne peut faire de nos jours. Et puis, à l’heure où le manga tourne un peu en rond de nos jours, quel que soit le genre, c’est toujours surprenant de voir une telle inventivité et richesse de ces mangas d’antan. Dans le fond et dans la forme, l'histoire m'a beaucoup fait penser à "
Rainbow" de Georges Abe et Masasumi Kakizaki, dans le sens où la narration de Rainbow s'approche un peu de celle de Kamui-den avec ses nombreuses explications sur le contexte social dans un Japon d'après guerre, une situation difficile où là aussi, il devenait difficile voire impossible de pouvoir rêver dans un monde plein d'inégalités et de chaos.
Kamui-den, c’est vachement bien et a la prétention de pouvoir gagner une place de choix dans chaque bibliothèque.