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 Sujet du message: [Fanfic] La Traque du Chasseur
MessagePosté: Mar 12 Déc 2023 13:55 
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Bonjour tout le monde !

L'histoire que vous vous apprêtez à lire a été initialement publiée sur mon compte fanfiction.net [Petit point d'auto-pub : vous m'y trouverez sous le même pseudo qu'ici]. Elle est un vieux cadeau d'anniversaire pour mon amie R.N. Zuzu, grande fan de One Piece et notamment de deux des personnages qui figurent dans cette histoire (quant au troisième, c'est cadeau, c'est parce que c'est mon p'tit chouchou). Je l'avais imaginée en 2015, mais c'est en 2018 que j'ai réellement osé me lancer dans sa rédaction.
C'est... C'est bête, mais c'est seulement aujourd'hui que je prends la décision de vous la partager ici.

Bon, une petite précision avant de commencer : il s'agit ici d'un univers alternatif. L'exercice ici était de prendre les personnages en gardant leur caractère, mais en changeant les lieux...et deux-trois petites choses, aussi.
J'espère que le résultat saura séduire quelques uns d'entre vous...

Bonne lecture ! :)



________________________________________



C'était une journée froide. Venteuse. Une journée qui aurait donné à l'homme le plus enthousiaste l'envie de rester en boule au fond de son lit. Les nuages étaient gris. La pluie tombait grise. Les flaques d'eau étaient grises. Le moral du village était gris. Même les arbres de la forêt, dont le poids des grosses gouttes faisait ployer les feuilles et les paraître plus minces, semblaient moroses. Pourtant, au pied d'un gros sycomore probablement pluri-centenaire, un petit marché s'était installé. Les gens se bousculaient, pressés d'en finir avec leurs achats et de rentrer se mettre au chaud. Le boucher pestait car une des bâches tendue au-dessus de sa précieuse cargaison de saucissons avait cédé sous le poids de l'eau. Toute sa charcuterie était fichue, invendable. A ses côtés, le marchand de légumes tentait de protéger ses articles colorés sous de grandes bâches transparentes. Parce que comme il le disait à qui voulait l'entendre, les tomates mouillées pourrissaient vite et qu'il devait au moins les sauver elles. Seul le poissonnier souriait. Lui aimait bien la pluie. Il trouvait qu'elle donnait un petit côté encore vivant à ses poissons.
Une jolie file d'attente se formait déjà devant l'étal de la boulangère. Elle s'était levée aux aurores pour s'installer sous l'unique tonnelle abritée de la pluie. Ses petits pains tout chauds et tout ronds ne craignaient rien, pas plus que les délicieuses tartelettes que son mari venait d'apporter et qui refroidissaient sur le bord de la table, sous le regard avide des quelques gamins qui passaient par là.

Après avoir servi une jeune fille qui quitta la file en serrant ses baguettes, un homme de taille moyenne, au visage dissimulé sous une épaisse capuche noire, se présenta devant elle. La femme prit quelques instants, le temps d'examiner son client. Doucement, son sourire avenant se fana en un rictus hautain.

_ Non. Pas toi.

L'homme encapuchonné qui s'était avancé eut un geste d'agacement.

_ Pourrais-je savoir pourquoi ?, demanda-t-il à son interlocutrice.

La vieille femme le toisa d'un air où pointait le mépris.

_ Parce que je n'aime pas les vagabonds. Les gens comme toi. Je n'ai pas confiance en toi. Tu es étrange.

Elle laissa couler un petit moment avant de préciser :

_ J'ai entendu des histoires à votre sujet, à vous, les Chasseurs…..des histoires à ne pas mettre entre toutes les oreilles…

Derrière eux, une demi-douzaine de paires d'oreilles était justement en train d'écouter avec attention l'échange tendu entre les deux personnes. L'homme eut un petit rire nasal.

_ Donc vous allez refuser de me vendre ce que je recherche pour la simple et bonne raison que vous avez entendu des rumeurs sur moi ? Mais je suis un client comme un autre, madame, vous savez. Je ne compte pas faire de grabuge dans ce village, j'ai de l'argent et plus important encore, j'ai faim. Je suis seulement intéressé par ce bel article, juste là.

Dans un geste enfantin presque comique, il pointa du doigt l'objet de ses vœux : une grosse miche de pain toute chaude et à l'odeur alléchante. L'écriteau placé juste devant la présentait comme étant fourrée à la figue et aux noix. Le prix était correct et conservée dans un torchon, elle pourrait être gardée longtemps sans qu'elle ne durcisse. La boulangère, derrière la grande table qui lui servait de comptoir, secoua de nouveau la tête.

_ Je ne te vendrai rien, Chasseur, même pour tout l'or du monde. Je ne veux pas attirer le malheur sur moi, ma boutique ou ma famille.

Derrière eux, dans la file d'attente, certains applaudissaient la ténacité de la commerçante. Les plus téméraires allèrent même jusqu'à menacer l'homme d'appeler la garde s'il ne décampait pas rapidement d'ici. Ce dernier eut un ultime regard froid envers la boulangère victorieuse. Il attrapa son cheval par la bride avant de tourner les talons et de sortir de la file d'attente sous les huées railleuses d'un groupe de passants. L'homme encapuchonné ne s'en formalisa pas, se préparant déjà à sortir du village le ventre vide.

Derrière son étal, la vieille femme croisa fièrement les bras, une fois l'étranger parti. Elle eut un petit rire satisfait.

_ Non mais. C'est vrai, quoi. Le village a déjà assez de problèmes avec les inondations pour qu'un de ces chasseurs de sorcières ne s'installe dans le secteur !
_ Oui, c'est sur, vous avez raison, répondit une femme dans la file. Pour qu'il se mette à psalmodier ses incantations mystiques et à détourner nos enfants de la voie du bien, non merci !
_ En plus, il avait mauvais genre. Vous avez vu ses vêtements ? De vrais haillons. S'ils ne ressemblaient pas autant à des clochards, peut-être que ces types seraient plus intégrés dans la bonne société, reprit la boulangère avec l'air de soulever une évidence. Cliente suivante, s'il vous plait !, appela-t-elle d'une voix plus forte.
_ Sans parler de son canasson, reprocha une ménagère en s'approchant de la vendeuse. A se demander comment il tient debout tant il semble vieux et malade.

Elle balaya l'air avec la main en faisant la moue.

_ Bref, reprit-elle. Tenez, vous me mettrez deux de ces bonnes tourtes au fromage, là. Je reçois du monde ce soir et je sais que mes enfants adorent ça.

Toutes à leur discussion, les deux femmes ne se rendaient pas compte qu'elles étaient surveillées depuis quelques temps déjà. La boulangère attrapa deux belles tourtes qui croustillaient sous les doigts. C'étaient des articles magnifiques, bien dorés et la pâte sur le dessus formait une croûte ornée de petits croisillons. Une délicieuse odeur s'en échappait et faisait saliver les autres clientes de la file. Mais l'odeur disparut lorsque les tourtes furent enfermées dans un sachet en papier, très vite replié sur lui-même. La commerçante s'essuya les doigts sur un torchon et renchérit :

_ Oui, clairement, c'est bien la seule chose que je plains dans l'histoire : le cheval. Une bien belle bête pourtant, dans sa jeunesse, j'en suis sûre. Enfin. Si elle a été récupérée par ce vagabond, il n'y a plus rien faire pour elle. Certainement maudite jusqu'au trognon.

Par-dessus le comptoir, elle tendit le lourd sachet à sa cliente.

_ Voilà pour vous. Ce soir, vous les mettez une dizaine de minutes au four avant de servir. Et donc cela vous fera…-

Elle s'interrompit soudain lorsqu'elle sentit qu'on lui arrachait brutalement le paquet des mains. Un éclair noir avait plongé en piqué et était déjà en train de remonter haut dans le ciel, l'objet volé à sa suite. Le rapt n'avait pas pris deux secondes et personne n'eut le temps de réagir. La cliente, affolée, se mit à poursuivre l'ombre noire en bousculant les badauds et à grands renforts de moulinets de bras et de cris « Mes tourtes fromagères ! Mes tourtes fromagères ! ». Elle finit par laisser tomber lorsqu'elle vit que l'ombre s'enfonçait dans les bois sombres. Quelques témoins de la scène tentèrent bien d'arrêter sa course en lui lançant pierres, chaussures et boites de conserves mais elle fila bientôt trop loin, haut dans le ciel et hors de portée.


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Après avoir été chassé du marché, l'homme encapuchonné était remonté sur son cheval, une bête très ensellée à l'air effectivement malade et avait quitté le village en s'enfonçant dans la forêt sombre. Voilà plusieurs jours déjà que les nuages gris laissaient couler cette horrible pluie. Même sous le couvert des arbres, des gouttes parvenaient à passer.
Le vieux destrier redressa les oreilles. Il semblait observer attentivement les alentours, sans parvenir à distinguer autre chose que des arbres, des arbres et encore des arbres. Une goutte plus sournoise que les autres eut la désagréable idée de tomber à l'intérieur d'une de ses oreilles. Il renâcla avec mauvaise humeur et secoua sa crinière mousseuse et trempée.

Avec un sourire, son cavalier tapota l'encolure spongieuse de la bête. Le bruit de succion qui résulta de ce geste la fit soupirer encore plus. Soudain, le cheval eut un violent sursaut – manquant désarçonner son cavalier - au moment où une ombre ébène traversa son champ de vision pour se poser sur une branche haute devant eux. Un grand corbeau, noir comme la nuit, semblait les toiser du haut de son perchoir, très fier de son petit effet. Avisant l'homme qui s'était détendu en le reconnaissant, le volatile lâcha au-dessus de sa tête le précieux butin qu'il tenait dans son bec : un sachet de papier kraft détrempé par la pluie. Le paquet fut rattrapé sans mot dire, avant d'être glissé dans une vieille besace attachée à la selle du cheval. Ce dernier émit un doux hennissement intéressé et tourna complètement la tête, tout heureux à l'idée d'avoir un bout du fumet délicieux qui sortait du sachet. Malheureusement pour l'équidé, une main se posa sur la besace.

_ Pas maintenant, mon ami. On va marcher encore un peu, au moins pour sortir de cette forêt.

Oreilles baissées en signe d'agacement, le vieux cheval lança cette fois un regard outré à son cavalier. En guise de punition, il éternua sur l'homme, qui poussa un cri.

_ Berk ! C'est dégueulasse !, croassa-t-il en s'essuyant frénétiquement la figure sous le hennissement moqueur de sa monture.

Du haut de sa branche le corbeau trempé les toisait toujours, ses curieux yeux bleus pétillants de malice.


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La journée avançait, mais la pluie qui tombait en rideau dru empêchait tout autre son de parvenir aux oreilles de l'équipée. Le cavalier et son cheval étaient trempés jusqu'aux os et même plus si cela était possible. Mais en apparence, personne ne bronchait. Ce n'était pas une petite pluie comme ça qui allait les arrêter. L'équidé s'embourbait pourtant de plus en plus sur le chemin, chacun de ses sabots s'extirpant de la couche de terre dans un dégoûtant bruit de ventouse. Ils avaient fini par quitter le fin bras de forêt dans lequel ils s'étaient réfugiés quelques heures auparavant et montaient désormais une petite colline battue par les vents et la pluie.

Le corvidé volait bien haut dans le ciel, tentant d'apercevoir quelque chose derrière les gouttes.

Chose très peu aisée.

Voire impossible.

Le cavalier encapuchonné s'était recroquevillé sur la selle, sa large cape de voyage enroulée autour de lui afin de le protéger de l'eau et du froid. Même les sacs contenant ses maigres vivres, pourtant recouverts du tissu, étaient imbibés. Le vieux cheval noir, lui, avançait avec peine. S'enfoncer sur le chemin boueux l'épuisait, comme en témoignait le râle d'effort qu'il laissait échapper depuis quelques temps. L'homme redressa la tête lorsque le corbeau revint enfin vers lui. Ce fut avec une grâce toute relative qu'il se posa sur son bras levé, à cause des litres d'eau que ses plumes renfermaient. Malgré tout, c'est avec élégance qu'il toisa l'individu, avant de lui montrer du bec la bordure d'un enclos. Et l'oiseau avait raison : un enclos n'était jamais situé loin des habitations. Peut-être pourraient-ils demander asile pour la nuit ?


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Le vieillard qui les accueillit sur le pas de sa porte était généreux.

Mais méfiant.

Mais généreux.

Aussi, après une dizaine de minutes de conflit intérieur durant laquelle l'homme encapuchonné était resté sur le pas de la porte à se tremper encore plus, aux côtés de son cheval en proie à une grosse quinte de toux, le vieux berger accepta enfin de lui donner refuge dans son étable. Ne voulant pas mouiller ses pantoufles en feutre ternies par l'usure et le temps, il indiqua d'un geste vague une vieille bâtisse derrière sa bicoque. Derrière eux, la nuit commençait à tomber. Et c'est d'un vol rapide, presque préoccupé, que le corbeau se dirigea vers leur futur logis, bientôt suivi par le cheval qui, heureux à l'idée de se mettre à l'abri, partit à son tour d'un trot poussif.

Ce fut avec un immense soulagement que la petite équipe franchit les grosses portes en bois. Quelques bêlements retentirent et des moutons s'agitèrent, intrigués par ces étrangers inconnus qu'ils ne connaissaient pas. Le coin nord de l'étable prenait l'eau mais aucune importance pour l'homme. Il mena son cheval par la bride jusqu'au milieu de la pièce tandis que le volatile se perchait sur une poutre en croassant.

Une fois la lanterne allumée, le cavalier balada la douce lumière autour de lui. Une quinzaine de box séparait chacun des animaux bêlants. A voir l'apparence crasseuse et décrépie de certains, accentuée par les ombres effrayantes projetées par la lampe à pétrole, il n'était plus vraiment sûr qu'il s'agisse de moutons. Mais qu'importait ce détail. Constatant qu'aucun danger ne le menaçait – hormis peut-être d'attraper des parasites ?, il se détendit. Il finit même par rabattre sa sempiternelle capuche, laissant apparaitre une curieuse chevelure verte.

De son côté, le cheval encore ruisselant d'eau n'avait pas chômé et s'était employé à rassembler un petit tas de paille au centre de la pièce, avant de disposer par-dessus quelques morceaux de bois sec trouvés dans un autre coin de l'étable. Il faisait attention de ne pas se blesser la bouche avec les vieux clous rouillés qui en dépassaient. Le cavalier apprécia ce travail d'un sourire et alluma le tas de bois.

Soudain, le corbeau resté silencieux jusqu'alors se mit à gigoter, comme si quelque chose le gênait. Il poussa quelques cris d'inconfort, secoua la tête dans tous les sens…avant de se laisser tomber au sol, non loin du feu. Semblant comprendre la situation, l'homme aux cheveux verts s'approcha de son cheval et fouilla un instant dans les sacs détrempés pendus à la selle. Il en retira un tas de vêtements qu'il jeta près de l'oiseau, ignorant ses croassements gutturaux. Contrairement à son destrier qui ne perdait pas une miette de la situation, oreilles pointées en avant et naseaux dilatés. L'équidé fut tiré par la bride et les deux partirent ensemble voir les moutons au fond de l'étable, tournant le dos au volatile en mauvaise posture.

La scène qui se déroulait derrière eux était surnaturelle. Le corbeau continuait de convulser sur le sol de paille en poussant des gémissements d'agonie. Couché sur une aile, les plumes ébouriffées, il tentait de se redresser mais ne parvenait qu'à gratter le sol de ses griffes. Un soubresaut plus violent que les autres fit s'arc-bouter son grand corps plumeux et lui fit pousser un horrible croassement. Les pattes tendues par la douleur finirent par retomber mollement au sol. Le corbeau s'était tu. Plus un bruit ne résonnait dans l'étable.

Même les moutons semblaient en attente. L'oiseau paraissait comme mort, bec ouvert, ailes froissées et yeux vitreux.

Mais soudain, ses pattes noires griffues s'allongèrent et perdirent leur aspect écailleux au profit d'une peau rose terminée par deux pieds humains. Dans le même temps, les plumes se rétractèrent tandis que le corps noir s'agrandissait, perdait sa couleur de nuit au profit de courbes plus humaines. Plus féminines. Le bec, enfin, fondit et se mua en bouche tandis que les plumes de sa tête s'allongeaient pour devenir cheveux de jais.

Le corbeau était devenu une grande femme brune aux yeux bleus. Actuellement nue sur la paille, elle tentait de reprendre son souffle après cette terrible et douloureuse transformation.

L'homme inquiet avait froncé les sourcils en entendant les crissements du corps de sa complice sur la paille mais il ne pouvait malheureusement rien faire pour l'aider. Hormis peut-être bien maintenir fermement le cheval par la crinière. Malgré la toux rauque qui semblait faire bondir sa cage thoracique à chaque expiration, ce dernier tentait à tout prix de se retourner pour se rincer l'œil. Cependant, l'inconfort devint bientôt trop grand et la bête secoua la tête dans tous les sens, semblant cracher ses vieux poumons. Le cavalier lâcha alors la bride en gardant les yeux rivés sur l'animal qui semblait manquer de souffle. Seuls témoins de cette stupéfiante scène, quelques moutons bêlèrent d'inquiétude et se tassèrent dans le fond de leur box, tentant de s'éloigner au maximum de ces étrangers vraiment bruyants !

De son côté, la jeune femme avait retrouvé une respiration plus calme et s'était assise sur le sol froid de l'étable. Elle avait passé sur ses jambes l'un des deux vêtements humides que l'homme lui avait lancés, à savoir un pantalon de toile kaki. Avec des gestes mesurés, car elle n'avait pas encore tout à fait repris conscience de son corps d'humaine, elle enfila une tunique couleur crème. Les deux habits étaient taillés pour un homme et un peu trop lâches pour elle mais elle n'en faisait pas grand cas. Après tout, ce n'était que pour quelques heures…

_ C'est bon, vous pouvez vous retourner, annonça-t-elle d'une voix anormalement rauque à ses compagnons de voyage.

Le cavalier jeta un œil à celle qui était assise près du feu, à ses cheveux trempés et emmêlés et aux lourds cernes qui creusaient ses yeux. Dans ces vêtements d'homme trop grands pour elle, il lui semblait qu'elle était l'ombre de la femme qu'elle avait dû être autrefois. Avant. De son côté, le cheval noir semblait avoir calmé sa toux car sa respiration était redevenue sifflante comme avant, bien qu'encore essoufflée.

_ Tout va bien, Robin ?, demanda-t-il à son amie.

Elle se contenta de répondre d'un petit sourire qu'elle voulut rassurant.

_ Toi aussi, Brook ?, continua l'homme aux cheveux verts en regardant de l'autre côté.

Le vieux cheval tourna la tête vers son interlocuteur et la hocha.

_ Oui Zoro-san. Je suis un peu fatigué mais tout va bien.

Ledit Zoro sourit. Il était toujours soulagé de voir que ses compagnons d'infortune avaient, cette nuit encore, récupéré leur voix. Même si ce n'était que pour quelques heures, il se sentait tout de même moins seul. Jamais il ne l'avouerait ouvertement devant les autres, mais cette situation le dépassait complètement.

Robin se releva sur ses pieds en chancelant. Prise d'un soudain vertige, elle dut se retenir à la crinière mousseuse du vieux cheval qui avait trottiné vers elle, pour ne pas chuter. Une fois son équilibre retrouvé, elle flatta l'encolure trempée de l'animal. La jeune femme entreprit de desserrer le filet qui entravait la bouche de son ami avant de le suspendre à un crochet dépassant du mur. Soucieuse de détourner l'attention de sa personne, elle demanda:

_ Alors, Brook, tu ne nous as pas dit ce que tu ressentais, à l'idée d'être de nouveau fait de chair et de sang ?
_ Oh, Robin-san, si vous saviez ! se lamenta l'animal d'une voix douce. Cette situation pourrait être très enrichissante, si elle n'était pas aussi dramatique. Je n'arrive même pas à apprécier le fait de sentir de nouveau un cœur battre, de pouvoir cligner des yeux ou d'avoir mal au ventre à cause de la faim. Je suis bien trop angoissé à l'idée de devoir à jamais rester dans la peau d'un vieux cheval rhumatisant !

L'homme aux cheveux verts s'approcha à son tour de l'équidé et lui ôta la selle de cuir râpé qu'il posa contre la barrière de l'enclos.

_ Sans compter le fait d'être un assisté qui a systématiquement besoin de quelqu'un pour l'harnacher tous les jours, c'est….humiliant. Non, vraiment, Robin-san, je n'apprécie pas du tout cette condition. J'ai certes de nouveau un vrai corps, mais j'ai l'impression d'avoir fait un pas en arrière. D'avoir perdu davantage de condition « humaine », vous comprenez ?

Son interlocutrice avait chipé une poignée de foin sec dans un râtelier et avait commencé à bouchonner son compagnon encore trempé. Elle souffla par le nez.

_ Pour cela, rassure-toi, je vois très bien ce que tu veux dire. Être un oiseau présente aussi des désavantages. Je suis incapable de lire le moindre panneau, ne distingue plus les couleurs et je dois sans arrêt éviter les pierres que me jettent les gamins que l'on rencontre. Quelle ironie du sort, souffla-t-elle pour elle-même en songeant à sa propre enfance.

Resté taiseux durant cet échange, Zoro avait sorti le sachet contenant les tourtes dérobées par le corbeau Robin quelques heures auparavant, et tentait de les réchauffer en les posant sur une pierre plate près du feu. Il réfléchit. Lui avait eu la chance de ne pas subir de transformation. Il redressa la tête en direction de ses deux camarades, qui le fixaient également. Une question muette était gravée au fond de leurs yeux : Qu'allait-il se passer ensuite ?


________________________________________



La petite équipe était assise au coin du feu. Le cheval noir s'était couché sur la paille, pattes repliées, et la femme brune s'était adossée contre lui pour se réchauffer. L'homme, lui, mâchonnait son morceau de tourte tiède d'un air absent, repensant aux derniers jours. Probablement les plus éreintants de sa vie.

Aventurier solitaire, Zoro avait toujours progressé seul. Il chassait les démons, les dragons, les vampires et toutes les petites frappes magiques dont la tête était mise à prix. C'était son quotidien. Pas assez doué pour intégrer une Guilde, pas assez riche pour intégrer une école de magie, il s'était formé aux techniques de combat sur le terrain, en autodidacte, à l'aide d'une grosse épée taillée dans du minerai forgé par des nains. Les nombreuses cicatrices et balafres qui ornaient sa peau étaient comme des preuves de la dangerosité de ce métier. Mais cette vie lui plaisait. Il voyait du pays, faisait de belles rencontres et chaque combat qu'il gagnait était comme un bras d'honneur adressé à sa mère qui l'avait abandonné, gamin, pour refaire sa vie.

Mais un jour, il avait rencontré un adversaire bien plus fort que lui. En la personne d'une Sorcière rousse. Après l'avoir défiée, il avait été confronté à un type de combat qu'il n'avait jamais rencontré. Et après un duel de quelques minutes, comble de l'humiliation, elle lui avait fait mordre la poussière. Le lendemain, Zoro s'était réveillé sans son épée. Sans son armure de cuir. Et en caleçon. Tout nu de son équipement, il s'était mis en route pour tenter de retrouver cette sale femme, dans le but de récupérer ses biens. Et de lui faire la peau, bien entendu.

Quelques jours plus tard et durant de longues heures, un vieux cheval noir s'était mis à le suivre. Agacé, il avait voulu le chasser. Sans effet, l'animal semblait imperméable à toute sorte de frayeur. Enfin arrivé à son niveau, il s'était présenté comme étant Brook, vieux Mage squelettique (littéralement!) de la Guilde des Ménestrels réveillé sous les traits d'un cheval rhumatisant doué de parole. Très perturbant. D'après ce que le Chasseur avait compris, la troupe dirigée par Brook avait eu une soirée bien arrosée d'hydromel après un concert réussi chez des notables et le musicien avait eu la maladresse de bousculer une femme. Vieille. Ridée. Rousse. Une Sorcière. D'après les dires de l'équidé, elle aurait attendu que le malheureux s'isole dans une ruelle pour l'attaquer, et l'avait dépouillé de ses maigres biens –et notamment de son flûtiau en os de yack légué par son grand-père !

Bon an mal an, les deux infortunés s'étaient entendus ils resteraient ensemble jusqu'à retrouver cette Sorcière, motivés par le même intérêt. Si le Chasseur avait la lourde tâche de châtier la mauvaise femme lorsqu'elle serait dans sa ligne de mire et de trouver de quoi nourrir leur équipée, le Ménestrel, bien inutile dans son état équin, ne servait que de monture et de porte-bagages.

Le lendemain de cette rencontre, ils s'étaient tous les deux réveillés sous la surveillance d'un grand corbeau noir aux yeux bleus qui, le soir, après une transformation qui avait totalement émoustillé les sens de l'ancien Ménestrel, s'était présenté comme étant Robin, Voleuse de profession. Aucun de ses compagnons d'infortune ne connaissait quoi que ce soit d'autre sur la mystérieuse jeune femme, si ce n'était qu'elle avait, elle-aussi, croisé un jour la route de cette Sorcière. Le grand corvidé leur servait ainsi de guide. En suivant les fluctuations de magie présente dans l'air et la terre, il indiquait le chemin à prendre à ses alliés pour les conduire vers les endroits susceptibles de receler la présence de la femme honnie.

Une Voleuse, un Mage, un Chasseur. Des vies bien différentes. Les trois compères ne se ressemblaient en rien. Sur beaucoup de sujets, leurs avis divergeaient. Aucun d'eux n'auraient dû se rencontrer. Mais réunis par cette infortune, ils s'étaient alliés. Pour comprendre. Pour retrouver cette sorcière. Pour récupérer leur corps, leurs objets dérobés. Si eux avaient subi ses foudres, pouvait-il y avoir d'autres personnes ? Pillées ou transformées comme eux ? Sous quelle forme ? Dans quel état ? Plus les jours passaient et plus l'inquiétude gagnait l'atypique trio. Le temps lui-même semblait s'être déréglé, alternant entre pluies diluviennes et vents violents.

L'attention de Zoro fut soudain distraite : le morceau de tourte de Brook venait de tomber au sol dans un bruit mat. Un soupir de profonde lassitude secoua les maigres épaules de l'équidé, tandis que Robin ramassait ses dégâts. Les doigts bien écartés, elle présenta le petit morceau à son ami qui l'engloutit d'un coup. Un rôt chevalin retentit ensuite, suivi d'une vague excuse.

Croisant les mains derrière la nuque, Zoro fit mine de s'endormir afin de replonger dans sa réflexion. Cela faisait à présent neuf jours que cette situation durait. Neuf jours qu'il ne dormait plus, vivait de larcins et se baladait à dos de cheval toute la journée, ratissant le territoire de fond en comble dans l'espoir de trouver cette sorcière, cataloguée depuis cet évènement en tête de ses cibles à abattre.

Enfin, Zoro était inquiet. Si l'état de Robin semblait rester constant – le jour en corbeau, la nuit en humaine - en suivant les moments d'apparition de la lune dans le ciel, celui de Brook, en revanche, empirait. En effet, il ne retrouvait l'usage de la parole qu'une fois la nuit tombée, pour le perdre à peine quelques heures plus tard. Mais lorsque Zoro et lui s'étaient rencontrés, le vieux musicien pouvait parler même en pleine journée –et ne s'était d'ailleurs pas gêné pour abreuver le Chasseur de son répertoire musical lyrique ou paillard. Son état périclitait chaque journée un peu plus. Ne s'était-il pas arrêté déguster quelques feuilles d'un petit buisson, ce matin ?

Le jeune homme était inquiet pour son compagnon. Et s'il devait devenir un cheval « en entier », en perdant toutes ses capacités humaines jusqu'à ses souvenirs les plus profonds ?

Perdue elle aussi dans ses songes, Robin fronça les sourcils en secouant doucement la tête. Lorsque leur petit trio s'était formé, Zoro avait tranché : leur priorité était de retrouver cette Sorcière, la source de tous leurs malheurs. Il avait émis l'hypothèse qu'en la retrouvant, ils arriveraient peut-être à la convaincre – ce mot avait été prononcé avec un sourire carnassier - de leur rendre leur état normal, équipement compris. Pour elle, la priorité était donc de lever cette malédiction. Vite. Très vite.

Car Robin ne disait rien, mais les effets du temps commençaient aussi à se faire sentir sur elle. N'avait-elle pas été attirée par le doux fumet que dégageait ce blaireau mort trouvé la veille ? Sa part humaine en avait été dégoutée mais quelque chose de puissant avait instinctivement gonflé en elle et il avait fallu toute sa concentration pour ne pas fondre sur la charogne en prélever une bouchée.

Un gargouillis de ventre fit vibrer ses fines épaules et interrompit le cours de ses pensées. Zoro releva la tête tandis que le vieux cheval soupirait.

_ Ah, on dirait bien que j'ai encore faim, constata-t-il.
_ C'est sûr que la tourte, c'est pas forcément le plat recommandé pour un canasson, répondit le jeune homme avec un léger sourire.
_ Ah vous trouvez ? Mais cette tourte froide et mouillée est pourtant, je crois, le meilleur plat que j'aie goûté depuis ces derniers jours, je vous l'assure !
_ J'dis pas le contraire, Brook. Mais un cheval, c'est censé manger de l'herbe, des fruits, tout ça. Pas de la tourte.
_ Oh non alors ! C'en est assez ! J'en ai par-dessus la tête de manger de l'herbe ! J'ai en horreur le goût de la chlorophylle, et une fois sur deux, je croque dans une chenille ! Alors mon cher Zoro, avec tout le respect que je vous dois, vous serez gentil d'avoir l'air un peu plus agréable lors de notre prochain marché, au moins le temps d'acquérir quelques pommes. Ou un peu de tisane. Je ne serais pas contre un petit morceau de viande, aussi…

Robin se releva du flanc noir de son ami et s'éclipsa quelques instants, laissant le cheval énumérer les produits frais qu'il aimerait bien se mettre sous la dent, là, maintenant tout de suite, juste pour le plaisir de l'imagination. Elle revint avec une brassée de foin qu'elle déposa devant l'animal.

_ J'ai chipé cela dans un sac à côté. Peut-être que ça pourrait caler ton estomac ?

Brook baissa la tête, renifla le tas d'un air circonspect avant d'en prendre une petite bouchée du bout de ses lèvres ridées.

_ Le goût est terriblement fade. Mais au moins, ce n'est pas de la chlorophylle. Merci ma chère Robin.

Zoro jeta un œil au foin et en préleva un brin avec lequel il se mit à jouer.

_ Ce truc m'a l'air d'être tellement infect… T'as intérêt à en manger un paquet si tu veux tenir le coup demain. Le temps n'a pas l'air de s'arranger.

Le vieux cheval avisa ce qu'il restait de foin, cette fois d'un air écœuré et baissa ses oreilles de dépit tandis que Robin réprimait un sourire. Fouillant dans les paquets, l'homme aux cheveux verts jeta à sa compagne une couverture mitée, qu'elle réceptionna sans mal. Elle reprit sa place contre le flan de l'équidé et les recouvrit du tissu.
Dehors, la pluie tombait toujours. Le clapotis de l'extérieur était amplifié par le trou dans le plafond, au coin nord du bâtiment. Une flaque d'eau s'élargissait d'ailleurs de plus en plus dans un angle, charriant à sa suite quelques malheureux brins de paille. Chacun semblait perdu dans ses songes, le regard fixé sur le petit feu, qui émettait parfois un craquement sec. De temps en temps, le Chasseur ajoutait quelques morceaux de bois pour l'alimenter. Après un instant de flottement, le silence fut rompu :

_ Je suis en train de penser, mes chers amis, lança Brook, un brin de foin dépassant de la bouche. Pensez-vous vraiment qu'il soit judicieux d'allumer un feu dans une étable pleine de paille et de foin, remplie d'animaux qu'il serait dur à détacher si l'incendie se déclarait ?
_ Rassure-toi, cher compagnon, répondit Robin. L'humidité de l'air est telle qu'il serait impossible pour un feu de se déclarer ici. Regarde, la paille est trempée.
_ Quant au bétail, ce ne serait vraiment pas un drame si on les laissait crever ici. Franchement, je pense qu'on leur rendrait service. Chaque fois que je les entends, j'ai l'impression qu'ils me hurlent de les achever.
_ Zoro.
_ Remarquez ma chère, j'avoue ne pas être non-plus rassuré par ces bêlements. Certains ressemblent même à des grincements de porte. Déjà que je suis un peu nerveux la nuit, mais quand j'entends ces bruits, je me sens terriblement mal à l'aise !

Comme pour lui donner raison, une des bêtes laineuses poussa un cri inquiétant, bientôt relayé par tout le troupeau. Zoro soupira et croisa les bras derrière la tête et se laissa tomber en arrière, les yeux fermés.

_ 'suffit de pas y penser. Ferme ton esprit et essaie de dormir. Bon, les gars, je vous laisse prendre le premier tour de garde. Réveillez-moi dans trois heures.
_ Aaaaah… Si seulement j'avais mon flûtiau. Je pourrais nous jouer un petit air qui égaierait cette fin de soirée.
_ Mais voilà. Le problème est que justement, tu n'as pas ton flûtiau. Et que tu as actuellement des sabots. Du coup, tu es obligé de rester silencieux. Sans chanter. Bonne nuit.

Brook poussa à son tour un profond soupir tandis qu'un ronflement se mettait à retentir, couvrant le bruit du vent et de la pluie.

De sinistres grincements parcouraient la petite étable, bientôt repris en cœur par les craquements du bois en pleine combustion. Les courants d'air faisaient vaciller la petite flamme du feu de camp qui enveloppait d'une faible lueur les trois aventuriers. De l'autre côté de la pièce, une flaque d'eau grise s'agrandissait de minute en minute, grâce à la tempête qui s'invitait par l'ouverture du plafond.

Le vieux cheval tourna la tête vers le Chasseur endormi puis vers la Voleuse assoupie, avant de secouer la tête en faisant s'agiter ses longues oreilles. Jamais le lendemain ne leur avait paru si effrayant. Si vide. Si sombre.

Mais, telle cette petite flamme, leur motivation ploierait, vacillerait, mais jamais ne s'éteindrait.


________________________________________


[EDIT : Sitôt posté, sitôt édité ! Juste pour préciser que la fin de cette histoire sera à inventer par le lecteur qui aura eu le courage de la terminer jusqu'au bout. J'aime les fins un peu ouvertes. Elles font fonctionner l'imagination. Mieux : si cette histoire vous a plu, libre à vous d'en écrire la fin à la suite de ce message, j'en serais honorée !]

Vous allez rire, mais encore aujourd'hui, quand je repense à cette histoire, me revient toujours en mémoire ce fameux été 2015 où j'étais saisonnière en tant que gardienne de déchetterie. Le passage du début, avec cette boulangère qui crie "Mes tourtes fromagères, mes tourtes fromagères !" avait été très marrant à imaginer. Disons que cette histoire avait permis d'égayer un job d'été pas toujours palpitant.

N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé, si le cœur vous en dit. Dans tous les cas, merci beaucoup d'avoir lu !
Sur ce, je vous dis à bientôt !


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